Photo : Récolte de blé, Cisjordanie, 2007 © delayed gratification
Depuis le début de l’assaut contre Gaza en octobre 2023, des dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes ont été tué.e.s, blessé.e.s ou porté.e.s disparu.e.s, probablement enseveli.e.s sous les décombres de leurs maisons ou de leurs abris de fortune. Près de deux millions d’entre eux et elles ont été déplacé.e.s ; et le froid, la soif et la faim ont ravagé la population dans son ensemble. Alors que le monde délibère sur les aspects techniques du génocide, la colonisation israélienne de la Cisjordanie et la perturbation de la vie du peuple palestinien ne cesse de s’accroître.
Dans cette table ronde, Fathi Nimer, Abdaljawad Omar, Basil Farraj et Samia al-Botmeh discutent de la situation en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023. Parallèlement à la campagne de génocide menée par le régime israélien à Gaza, les auteurs se penchent sur la fausse dichotomie entre colons et État, la passivité de l’Autorité Palestinienne (AP), l’emprisonnement individuel et collectif des Palestiniens et Palestiniennes, et l’état désastreux de l’économie de la Cisjordanie.
L’AP dirigée par le Fatah a maintenu une stratégie constante d’indifférence à l’égard du sort du peuple palestinien à Gaza, comme du sort de ceux et celles qu’elle gouverne en Cisjordanie. Plutôt que de contester avec force le génocide en cours, les représentants de l’Autorité palestinienne se sont contentés d’une rhétorique vide de sens qui les exonère de leur responsabilité de répondre par l’action. Ce faisant, l’intention de l’AP de maintenir son approche actuelle à l’égard du régime israélien est claire : elle continuera à donner la première place à la collaboration avec Israël en matière de sécurité et à la restriction de l’action politique collective en Cisjordanie afin de garantir que les intérêts de l’élite politique ne soient pas impactés par le génocide qui se déroule à seulement quelques kilomètres de là.
Pour saisir pleinement la dynamique complexe qui façonne la réponse de l’Autorité Palestinienne – ou l’absence de réponse– au massacre de la population palestinienne en cours à Gaza, il faut tenir compte des nombreuses pressions auxquelles elle est confrontée. Au premier rang se trouve le mouvement des colons de Cisjordanie, qui exerce désormais une influence significative sur l’élaboration des politiques au sein du gouvernement de coalition du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Ce mouvement cherche à rendre l’AP obsolète en rendant caduque toute idée qu’elle pourrait prétendre protéger la population palestinienne qu’elle gouverne. En effet, comme cela fut mentionné par l’auteur précédent, les colons continuent de s’emparer des biens palestiniens et de tuer le peuple palestinien en toute impunité. Pour s’assurer qu’il puisse galvaniser cette importante base de colons pour soutenir son leadership dans la durée, Netanyahu continue de refuser des fonds à l’AP et insiste sur le fait qu’elle sera absente de tout plan « du lendemain » pour Gaza, susceptible de succéder au nettoyage ethnique en cours.
Une seconde pression provient de la réémergence de la résistance populaire palestinienne au projet colonial israélien en Cisjordanie. Les récentes insurrections armées dans les régions du nord sont révélatrices d’un bouleversement de la base sociale du Fatah. Cette politique de dissociation d’avec l’AP s’est révélée à la longue efficace pour créer des zones d’autodéfense et pour s’insurger à la fois contre les forces d’occupation israéliennes et contre la passivité de l’AP. Une nouvelle génération de combattant.e.s est soutenue par des organisations politiques déjà bien établies – le FPLP (Front pour la libération de la Palestine), le Hamas et le Jihad islamique – dans le but de créer un mouvement de résistance armée plus organisé et plus durable. Cette rébellion n’aurait pas été possible sans l’effondrement préalable de l’emprise idéologique et sociale qu’exerçait auparavant l’AP sur le peuple palestinien, surtout en ce qui concerne les communautés ouvrières des camps de réfugiés et les espaces urbains denses du nord. La popularité de ces groupes et l’ampleur de leurs activités de résistance démontrent l’affaiblissement de la domination de l’AP. Cette tendance n’est pas passée inaperçue chez les forces israéliennes, qui ont répondu par des incursions militaires répétées dans des endroits comme Jénine, Tulkarem et Naplouse, ainsi que par des assassinats ciblés de personnes supposées être affiliées avec des groupes de résistance.
Outre les pressions internes, l’Autorité Palestinienne est devenue, au cours de ces dernières années, de plus en plus isolée sur la scène mondiale comme régionale. Même les États-Unis – un soutien important de l’Autorité Palestinienne dans son rôle d’autorité sur place – l’ont exclue de diverses manœuvres diplomatiques. Un bel exemple sont les Accords d’Abraham négociés par les États-Unis qui ont complètement contourné l’Autorité Palestinienne et ignoré l’existence même de la Palestine. S’il fallait une preuve supplémentaire, alors même qu’un génocide se déroule à Gaza, nous voyons les décideurs politiques américains signaler leur désir de voir émerger une AP « revitalisée » – y compris sa direction, sa composition et les alliances qui forment sa classe politique. Pourtant, malgré leur désir affiché de « sang neuf » au sein de l’Autorité Palestinienne, les États-Unis et leurs alliés sont sans aucun doute plutôt rassurés par l’inaction actuelle de l’Autorité Palestinienne et la fermeté qu’elle démontre dans sa politique de coordination sécuritaire avec le régime israélien.
Cela dit, l’opération Al-Aqsa Flood a brisé le statu quo, non seulement à Gaza mais aussi en Cisjordanie. L’Autorité Palestinienne s’appuie depuis longtemps sur un pragmatisme qui promeut l’idée que les possibilités de changement restent limitées. Des dirigeants tels qu’Abbas et ses proches conseillers s’appuient largement sur ce récit et critiquent souvent la résistance armée palestinienne comme futile. Cette conception est cependant de plus en plus impopulaire. De récents sondages en Cisjordanie ont montré que 60 % des personnes interrogées soutenaient la dissolution de l’Autorité Palestinienne et que plus de 90 % exigeaient la démission d’Abbas.
Au milieu de ces pressions, l’AP attend son heure ; une victoire relative de la résistance palestinienne à Gaza ou une solution régionale plus large pourraient la remettre au devant de la scène. D’ici là, l’Autorité Palestinienne espère que son inertie lui permettra de récolter les fruits de la guerre sans se plonger dans la bataille.
Abdaljawad Omar est un écrivain et conférencier basé à Ramallah, en Palestine. Il enseigne actuellement au Département de philosophie et d’études culturelles de l’Université de Birzeit.
Traduction : Agence Média Palestine
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[1/4] Les colons et l’État : deux pièces d’un même puzzle
[3/4] Renforcer le système carcéral en Cisjordanie
[4/4] Génocide à Gaza et économie de la Cisjordanie